17

 

 

Kral se releva, tremblant de rage. Des deux côtés, une masse de n’ains en armure se referma sur ses compagnons choqués, qui gisaient étalés sur le sol de granit. Les galeries situées en hauteur le long des murs étaient bondées d’archers et hérissées de flèches. C’était une embuscade, et le montagnard avait conduit ses amis droit dedans.

Mais la culpabilité n’avait pas de prise sur son cœur. La fureur et la rage consumaient toutes ses autres émotions. Voir un n’ain assis sur le trône de sa famille… C’en était trop pour lui. Alors, il libéra sa bête intérieure sans se préoccuper des témoins de la scène. Il était au-delà des secrets et des allégeances. Il n’avait plus qu’un but : détruire l’usurpateur.

Un rugissement s’arracha à sa gorge tandis que des griffes sanglantes jaillissaient au bout de ses doigts. Une fourrure neigeuse recouvrit sa peau ; son visage s’allongea pour former un museau aux crocs acérés. Légion surgit des vêtements de Kral, déchirant leur cuir avec sa silhouette musclée et meurtrière de léopard des neiges.

Grâce à ses perceptions affutées, il entendit Mogweed hoqueter et battre en retraite.

— C’est un malegarde, lança Mycelle en tirant les autres en arrière.

Quelque part au fond de lui, Kral nota l’absence de surprise dans la voix de la guerrière, mais il choisit de l’ignorer et tourna ses yeux rouges vers sa véritable proie.

Le vieux roi n’ain ne semblait pas davantage étonné par sa transformation. Un mince sourire craquela ses traits.

— Ainsi, le chaton veut jouer…

Les gardes resserrèrent leur cercle devant le trône et attaquèrent de tous les côtés à la fois, brandissant leurs haches et leurs épées. Mais Kral se mouvait avec la rapidité et la grâce d’un léopard ; il se dérobait toujours avant que la moindre lame puisse le toucher. Sa silhouette formait une tache blanche et floue contre le granit noir.

Du coin de l’œil, il vit que ses compagnons étaient acculés contre un mur. Tyrus et Mycelle dressaient un mur d’acier entre eux et les n’ains, tandis que Fardale couvrait les brèches de leur défense. Derrière eux, des étincelles bleues crépitaient sur tout le corps de Méric alors que l’el’phe invoquait des bourrasques pour dévier les flèches qui les visaient. Kral poussa un grognement approbateur. Mais, malgré leur courage, il savait ses amis condamnés. Les n’ains étaient tout simplement trop nombreux.

Reportant son attention sur sa propre bataille, il arracha la gorge du n’ain qui lui faisait face et, d’un coup de patte postérieure, en éventra un autre. Imprégné de magie noire et armé des instincts naturels d’un félin, il était une force impossible à arrêter.

Lentement, il se fraya un chemin vers l’usurpateur assis sur le Trône de Glace. Il prit bien garde à maintenir une distance prudente entre lui et le griffon : il savait que c’était la statue d’éb’ène qui l’avait aspiré hors du reflet, et il était assez sage pour craindre son pouvoir. Néanmoins, il ne renoncerait pas – pas tant qu’il resterait un seul n’ain vivant dans la Citadelle.

Avec un hurlement à glacer le sang, il bondit sur la dernière ligne de gardes pour les déchiqueter de ses griffes et de ses crocs. Enfin, il réussir à s’ouvrir un chemin vers le vieux roi. Il ramassa ses muscles félins sous lui, prêt à se jeter sur l’usurpateur pour reprendre le trône de sa famille.

Mais le roi ne bougea pas. Il se contenta de sourire et de soutenir son regard avec un détachement amusé. L’instinct du léopard fit vibrer les nerfs de Kral, lui envoyant un avertissement. Pourquoi sa proie ne s’enfuyait-elle pas ?

— Je connais tes secrets, Légion, susurra le roi. L’Innommable m’a mis en garde contre tes talents spéciaux – les talents dont tu te sers pour le trahir en ce moment même. (Le vieux n’ain frotta ses doigts crochus sur les accoudoirs de granit de son siège.) Des talents grâce auxquels tu espères reconquérir un trône.

Un voile rouge s’abattit devant les yeux de Kral. Il poussa un grondement furieux et bondit de toute la force de ses membres puissants. Pourtant, le roi n’ain ne bougea toujours pas – il se contenta de lever une main et de faire un geste.

Kral comprit immédiatement son erreur. Son corps se contorsionna dans les airs ; ses griffes se rétractèrent, sa fourrure disparut en un clin d’œil, ses dents s’émoussèrent. Déséquilibré par sa brusque transformation, il retomba avant d’atteindre sa cible. Il s’écrasa sur les marches qui conduisaient au Trône de Glace et sentit sa clavicule se briser sous l’impact.

Haletant, il roula sur le côté et se redressa. Le léopard avait disparu ; Kral était redevenu un homme nu. Il tenta d’invoquer la bête en lui, mais son appel résonna dans le vide. Il pivota sur lui-même tandis que des épées l’encerclaient.

Un guerrier n’ain était planté au centre de la pièce. Dans une de ses mains, il tenait la hache de Kral – et dans l’autre, la fourrure de léopard des neiges dont le montagnard se servait habituellement pour envelopper sa lame. Il leva l’arme afin de la montrer à son roi.

— Tu as besoin d’une peau pour te transformer, n’est-ce pas ? lança le roi n’ain derrière Kral. Sans ça, tu n’es qu’un homme ordinaire.

Le guerrier jeta la fourrure blanche sur la torche que brandissait un de ses camarades. La peau s’embrasa. Les poings serrés, Kral regarda tous ses espoirs de victoire partir en fumée. Il tomba à genoux sur le sol de granit, vaincu, désespéré.

Le vieux roi s’esclaffa sur son trône.

— Rassure-toi, mon frère. Tu as conduit tout un troupeau d’élémentaux jusqu’à ma porte – du bois supplémentaire pour alimenter la flamme de notre Ténébreux Maître. Nous ferons d’eux des instruments infaillibles. Contrairement à toi, ils n’échoueront pas.

En pivotant, Kral vit le n’ain se lever dans un craquement d’articulations antiques et se diriger vers la monstrueuse statue ailée. Une main ridée caressa la pierre noire, suivant une de ses veines argentées du bout de l’index.

— Et puis, tu arrives juste à temps pour assister au triomphe ultime du Maître. Tu as perdu tout espoir – et bientôt, il en sera de même pour chacun des habitants de ces contrées.

 

Tandis que les n’ains les maintenaient en respect, Méric observa la scène qui se jouait du côté du trône. Il se pencha vers le seigneur Tyrus et Mycelle, qui s’étaient immobilisés sans rengainer leurs lames. Tous deux avaient encaissé des blessures sanglantes durant la bataille.

— Il ne faut pas qu’ils nous capturent, leur dit-il. J’ai déjà enduré une fois la flamme corruptrice du Seigneur Noir. Je doute de pouvoir y résister une seconde.

Nee’lahn acquiesça, serrant le bébé plus fort contre son sein.

— Je ne deviendrai pas comme Cecelia. Et je ne laisserai pas l’enfant tomber entre leurs mains.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit Mycelle.

Ce fut Tyrus qui répondit :

— L’el’phe a raison. Tous les élémentaux, moi inclus, doivent être tués. Nous ne pouvons pas prendre le risque de devenir des instruments du Gul’gotha.

— Ces dernières années, siffla Mycelle, j’ai empoisonné des dizaines d’élémentaux pour empêcher le Seigneur Noir de mettre la main sur eux. Et je considérais que c’était un service à leur rendre. Je comprends votre réaction, mais…

Méric vit la douleur et la culpabilité dans ses yeux.

— … nous ne pouvons pas perdre espoir, insista-t-elle. Pas encore.

Elle se détourna, marmonnant des paroles chagrines qui n’étaient destinées qu’à elle-même, mais que l’ouïe fine de Méric lui permit d’entendre.

— Douce Mère, ne m’obligez pas à faire ça. J’ai déjà assez de sang sur les mains.

Méric recula vers Nee’lahn.

— Si elle n’en est pas capable, nous devrons nous en charger nous-mêmes.

La nyphai acquiesça.

Méric reporta son attention sur l’autre côté de la pièce pleine de n’ains. Dans l’ombre du monstrueux portail du Weir, Kral se tenait accroupi, couvert de chaînes. Quel espoir restait-il ?

Nee’lahn toucha le bras de l’el’phe.

— Passe-moi mon luth.

Méric portait toujours l’instrument en bandoulière. Il fit rouler son épaule pour l’ôter et défit les fourrures qui l’enveloppaient.

— Que comptes-tu faire ?

— La seule chose possible pour protéger l’enfant.

Nee’lahn écarta un coin de la couverture dans laquelle elle avait emmailloté le bébé, révélant son petit bras. Une dague apparut dans son autre main. Avant que Méric puisse l’arrêter, elle entailla la paume du nourrisson.

Un vagissement se répercuta sur les murs de la pièce, et tous les regards se tournèrent vers eux. Nee’lahn trempa ses doigts dans le sang de l’enfant, puis prit le luth des mains de Méric encore sous le choc. Tandis que le bébé continuait à pleurer, elle pinça les cordes de l’instrument avec ses doigts poisseux. Musique et sanglots se mêlèrent dans les airs, s’échappant par les hautes fenêtres et les portes ouvertes.

— Que fais-tu ? siffla Mycelle par-dessus son épaule.

— J’appelle quelqu’un qui pourra protéger l’enfant – la seule personne capable de reconnaître ses cris. (Nee’lahn planta son regard dans celui de Méric.) J’appelle sa mère.

L’el’phe écarquilla les yeux. Elle était en train d’invoquer le Sinistre.

 

Nee’lahn jouait avec toute l’énergie de son corps, tissant les pleurs du bébé et les accords de la chanson sylvestre dans une tentative pour communiquer avec sa sœur de la forêt.

« Viens à moi », chantait-elle dans la langue d’antan. « Protège ton enfant. »

Liée à sa musique, elle sentait celle-ci se répandre hors de la Citadelle et au-delà. Tandis qu’elle continuait à pincer les cordes du luth, les lignes de force présentes dans la pièce devinrent apparentes. Elles se mirent à scintiller dans les airs.

Près de la statue du griffon, des volutes d’énergie magique tourbillonnaient en formant un vortex concentré ; incapables de s’échapper, elles étaient lentement aspirées par le puits noir. Nee’lahn percevait la faim dévorante du griffon et, l’espace d’un instant, elle entrevit le mal tapi en son cœur.

Horrifiée, la nyphai eut un mouvement de recul. Elle voulut diriger sa musique à l’écart du portail du Weir, mais prit très vite conscience qu’elle n’y parviendrait pas. Elle était ferrée comme un poisson – prise au piège. Elle cessa brusquement de jouer, mais trop tard. Les lignes de force la reliaient désormais au griffon. Elle sentait toute son énergie élémentale s’arracher à elle pour se déverser dans la statue.

— Nee’lahn, appela Méric près d’elle. Que se passe-t-il ?

— Le portail du Weir, haleta la nyphai.

Elle vacilla. Le luth s’échappa de ses doigts tremblants, mais Méric le rattrapa au vol.

— Je l’ai touché avec ma magie. Je… je n’arrive pas à me dégager.

L’el’phe la saisit sous les aisselles pour l’empêcher de s’effondrer.

— Que puis-je faire ?

Nee’lahn secoua la tête. La pièce s’obscurcit autour d’elle.

— Je… je suis perdue. Sauve l’enfant.

Une ombre traversa son champ de vision. Nee’lahn crut qu’elle était en train de perdre conscience – jusqu’à ce qu’une voix sifflante la transperce.

— C’est comme ça que tu protèges mon bébé ?

Méric la tira en arrière.

La brume noire prit la forme de Cecelia, la démone malegarde.

— Je ne les laisserai pas faire de mal à mon petit garçon, pas même pour me venger de la cruauté de la Terre. (Ses paroles oscillaient entre folie et chagrin.) À moi, mes sœurs !

D’autres spectres émergèrent de la pénombre depuis les coins de la pièce, attirés par les filaments de la musique de Nee’lahn. Semblables à des fragments de ténèbres, ils flottaient et volaient sur des courants invisibles. Et partout où ils passaient, des hurlements s’élevaient. Des n’ains tombaient raides morts. Des corps dégringolaient des galeries, écrasant d’autres gardes.

Et les ténèbres continuaient à se répandre dans la salle du trône. Des Sinistreurs de plus en plus nombreux se jetaient sur leurs proies. Bientôt le sol fut jonché de n’ains qui se tortillaient. Au fond de la pièce, d’autres gardes entouraient le trône, protégeant leur roi.

Mycelle et Tyrus se rapprochèrent de leurs compagnons, reculant devant Cecelia.

Soudain, les genoux de Nee’lahn se dérobèrent sous elle. Elle s’affaissa, entraînant Méric avec elle.

— Que t’arrive-t-il ? demanda Mycelle.

— Elle est mourante, répondit l’el’phe. (Il se redressa et fit face Cecelia.) Pouvez-vous la sauver ?

La démone le toisa.

— Pourquoi le ferais-je ?

Méric désigna le griffon.

— La statue aspire le pouvoir du corps de Nee’lahn, mais aussi ce son luth. Si elle meurt, l’esprit du dernier de vos arbres disparaîtra avec elle. Et le bébé périra certainement. Si vous aimez votre enfant, si vous voulez que votre peuple ait un avenir, vous devez empêcher le griffon de la tuer.

Les ténèbres qui composaient le spectre enflèrent et se déployèrent : ainsi qu’une cape. Sa voix se mua en un gémissement torturé :

— Je… je ne sais pas si je peux.

— Essayez !

Nee’lahn tendit une main et toucha la tête du bébé, qui émergeait de sa couverture.

— S’il te plaît…

Cecelia baissa les yeux vers elle. Un bras noir se tendit vers Nee’lahn. Celle-ci était trop faible pour se dérober. Une froideur glaciale effleura sa joue.

— Tu es si belle, chuchota le spectre. Te regarder me fait mal.

Nee’lahn n’avait plus de mots. Elle implora Cecelia avec ses yeux.

La démone se détourna.

— Quoi qu’il puisse m’en couter, je préfère que mon enfant devienne un être de lumière comme toi, plutôt qu’une créature des ténèbres comme sa mère.

De nouveau, elle se changea en nuage de brume et fusa vers le plafond en poussant le hurlement des Sinistreurs. Tout autour de la pièce, les myriades de spectres se figèrent, ignorant leurs proies qui se contorsionnaient sur le sol. Puis ils s’élevèrent à leur tour pour rejoindre leur chef. Les ténèbres bouillonnantes masquèrent peu à peu les voûtes du plafond.

Les n’ains survivants s’étaient tapis à terre parmi les blessés et les agonisants.

Des mots jaillirent de la brume noire :

— Mes sœurs, il est temps de mettre un terme à nos souffrances. Nous ne sommes pas faites pour ce monde.

Liée aux autres nyphai par des attaches aussi vieilles que son arbre, Nee’lahn comprit aussitôt ce qui allait se passer.

— Non !

Elle voulait hurler, mais sa voix n’était plus qu’un faible chuchotement. Ses lèvres desséchées se craquelèrent, et du sang coula sur son menton. Elle était pareille à une chandelle qui touche à sa fin.

— Jetez-vous avec moi dans les flammes, mes sœurs ! Infligeons-nous cette pénitence pour ce que nous sommes devenues, pour tous les péchés que nous avons commis par le passé.

Un hurlement monta du groupe des Sinistreurs.

Autour de Nee’lahn, ses compagnons tombèrent à genoux, les mains plaquées sur leurs oreilles. Même le roi n’ain s’effondra près de son trône.

Parmi les cris déchirants des spectres, Nee’lahn distingua la voix de Cecelia :

— Pour l’amour de Lok’ai’hera, pour le salut du dernier enfant de la graine, suivez-moi !

Un petit morceau d’ombre se détacha de la masse. Un instant, il flotta dans les airs à l’aplomb de la statue. Nee’lahn sentit un regard la fixer depuis la brume noire. Une voix chuchota à son oreille :

— Protège mon enfant, petite.

Puis le fragment d’obscurité plongea vers le griffon et se jeta dans sa gueule béante en hurlant :

— Suivez-moi !

Les Sinistreurs ne pouvaient ignorer l’ordre ultime de la dernière gardienne de Lok’ai’hera. Tel un torrent, ils se déversèrent en cascade depuis le plafond.

— Non ! glapit le roi n’ain en se relevant. Arrêtez-les !

Mais qui aurait pu arrêter une ombre ? Les Sinistreurs s’engouffrèrent entre les mâchoires ouvertes de la statue. La gorge avide du griffon les avala goulûment, se repaissant de leur énergie élémentale, les consumant tout entiers.

— Arrêtez ! s’époumona le roi.

Nee’lahn sentit le mince cordon de pouvoir qui la reliait à la statue commencer à brûler tandis que les Sinistreurs se déversaient à l’intérieur du portail. Le flot de leur énergie libérait la nyphai. Lorsque le lien se brisa, celle-ci partit en arrière et heurta le mur avec son dos. Haletante, elle se redressa sur ses genoux.

— Mes sœurs se sacrifient ! gémit-elle comme les derniers spectres disparaissaient. Elles se laissent consumer pour que je sois épargnée !

Méric lui toucha l’épaule et chuchota :

— Je crois que c’est ce qu’elles voulaient, dans le fond : cesser de souffrir et assurer un espoir d’avenir à votre peuple.

Nee’lahn se releva, bien décidée à honorer le sacrifice de ses sœurs.

De l’autre côté de la pièce, le roi n’ain fixait les compagnons d’un regard mauvais. Un feu surnaturel brillait dans ses yeux.

— Vous vouliez détruire le griffon, mais tous vos efforts n’ont fait qu’alimenter le Weir. Je vous brûlerai jusqu’au dernier sur l’autel du Maître et j’assisterai à la destruction de la Terre !

Nee’lahn plissa les yeux. Le roi n’ain ne comprenait pas quel genre de bataille venait d’être remportée ici.

— Prenez garde au portail, dit-elle à ses compagnons. Ne laissez pas votre magie le toucher.

Un des gardes souffla dans un cor, et les forces n’aines éparpillées se regroupèrent lentement dans la salle du trône, prenant garde aux cadavres qui jonchaient le sol.

Mycelle s’avança, toujours sous sa forme n’aine.

— Nous n’aurons pas d’autre chance. Il faut attaquer maintenant ; sans quoi, nous serons submergés.

Tyrus la rejoignit.

— Comment veux-tu t’y prendre ?

— Menez l’attaque contre les n’ains. Laissez-moi le portail.

— Que vas-tu faire ? interrogea Mogweed.

Mycelle regardait le montagnard vaincu et enchaîné.

— J’ai un plan. (Elle pivota vers Tyrus et lui dit très vite :) Mais j’ai besoin de la hache de Kral.

Elle tendit un doigt vers l’arme qui gisait entre les mains d’un garde mort.

Tyrus hocha la tête.

— Je vais la chercher.

Il s’élança, le dos courbé et l’épée à la main. Mais, pour le moment, les n’ains occupés à se regrouper ne s’intéressaient pas à lui.

À l’instant où Méric se rapprochait de Mycelle, un mouvement attira l’attention de Nee’lahn.

— Méric ! hurla-t-elle.

L’el’phe pivota, levant un bras crépitant d’énergie. Mais il ne fut pas assez rapide pour bloquer la flèche en plein vol.

L’archer avait bien visé. Le projectile se planta dans la gorge de Mycelle. Du sang jaillit de la plaie comme la guerrière basculait en arrière. Elle heurta le mur et s’affaissa sur le sol en lâchant ses épées.

Nee’lahn plongea vers elle tandis que Fardale rejoignait Méric pour les défendre. Des bourrasques féroces s’interposèrent entre eux et les n’ains. L’épée à la main, Méric se mit à danser au milieu de l’ouragan. Près de lui, Fardale bondissait à la gorge de quiconque osait approcher. Même Mogweed ramassa une des épées de Mycelle et s’agenouilla de l’autre côté de la blessée.

— Comment va-t-elle ? s’enquit-il.

Mycelle lutta pour s’asseoir, mais Nee’lahn la força à rester allongée.

— Ne bouge pas.

Mycelle ouvrit la bouche pour parler. Il n’en sortit que du sang. Elle agrippa le bras de la nyphai et l’attira convulsivement vers elle.

Nee’lahn se pencha. Mycelle toussa pour s’éclaircir la voix, éclaboussant la nyphai. Avec un geste en direction de la statue, elle parvint à articuler quelques mots d’une voix rauque :

— Un sacrifice… comme tes sœurs. (Du sang emplit de nouveau sa gorge. Ce fut tout juste si elle put râler :) La hache !

Pivotant, Nee’lahn vit que Tyrus avait récupéré l’arme du montagnard et qu’il revenait avec.

— Elle arrive, dit la nyphai à Mycelle. Mais je ne comprends pas à quoi elle va nous servir.

De sa main libre, Mycelle dégaina maladroitement une dague. Elle fourra son manche dans la paume de Nee’lahn et referma les doigts de la nyphai dessus, luttant pour lui faire comprendre quelque chose. Nee’lahn scruta ses yeux pleins de douleur et de chagrin. Les lèvres de Mycelle remuèrent, mais cette fois, aucun son n’en sortit. Pourtant, la nyphai reconnut le mot qu’elle essayait de prononcer.

« Métamorphe ».

Un instant, Nee’lahn fronça les sourcils. Elle observa la dague dans sa main. Puis elle comprit, et l’horreur écarquilla ses yeux.

— Douce Mère, non !

 

Méric entendit le cri de Nee’lahn.

— Comment va Mycelle ? jeta-t-il par-dessus son épaule tout en balayant d’une bourrasque les n’ains qui tentaient d’approcher.

— Sa blessure est fatale, répondit Nee’lahn. Elle se meurt.

Méric tendit son épée devant lui. C’était sa faute. Il avait baissé sa garde, permis à la flèche meurtrière de trouver sa cible.

— Que pouvons-nous faire pour elle ?

Nee’lahn garda le silence. Méric risqua un coup d’œil derrière lui. La nyphai tenait une dague dans sa main – une dague qu’il identifia comme appartenant à Mycelle. Elle se pencha vers la blessée.

Un grognement força Méric à reporter son attention devant lui. Du museau, Fardale désignait le seigneur Tyrus qui revenait, découpant tous ceux qui se dressaient sur son chemin. Un feu sauvage brûlait dans ses yeux, laissant entrevoir le pirate derrière le prince.

Méric fit son possible pour l’aider, détournant les flèches qui visaient tout en maintenant un mur de vent autour des autres. Tyrus embrocha le dernier n’ain et plongea vers ses compagnons. Méric baissa son bouclier pour lui permettre de passer et le releva aussitôt.

— Ça va ? lança Tyrus.

Méric ouvrit la bouche pour lui répondre. Mais déjà, Tyrus aperçu Mycelle et s’était précipité près d’elle en lâchant la hache de Kral.

— Mycelle !

Il lui prit la main.

Reculant d’un pas, Méric resserra son périmètre défensif. Sa magie n’était pas infinie. Lorsqu’elle finirait de se consumer, les bourrasques qui protégeaient les compagnons s’éteindraient avec elle. Les n’ains avaient dû sentir que l’el’phe faiblissait, car ils s’étaient repliés un peu plus loin pour attendre, tels des loups guettant un cerf blessé.

— Mère d’en haut ! rugit Tyrus. Qu’as-tu fait ?

Méric pivota à l’instant où le prince écartait Nee’lahn d’un coup de coude. Alors, il vit ce que la nyphai était en train de faire avec la dague de Mycelle. Sous le choc, ses vents tourbillonnèrent follement devant lui.

La métamorphe gisait sur le dos, torse nu. Sa poitrine se soulevait encore ; de petites bulles de sang maculaient le dessous de son nez et le coin de ses lèvres. Mais de la cage thoracique jusqu’au nombril, sa peau pendait sur les côtés. Horrifié, Méric se rendit compte que Nee’lahn était en train d’écorcher la guerrière pendant qu’il montait la garde.

Repoussée par Tyrus, la nyphai ne lâcha pas sa dague pour autant.

— C’est ce qu’elle voulait, marmonna-t-elle. (Méric prit conscience que ses joues ruisselaient de larmes.) Nous ne pourrons pas gagner seuls.

Mycelle tendit une main vers Nee’lahn. Trop faible pour parler, elle se contenta d’acquiescer. Son visage n’était plus qu’un masque de douleur.

— Je ne comprends pas, protesta Tyrus. Que se passe-t-il ?

Nee’lahn désigna la hache du montagnard.

— Elle veut que nous libérions Kral avec sa peau.

Lentement, la lumière se fit dans l’esprit de Méric. Il avait entendu le roi n’ain révéler que Kral était un malegarde. Apparemment, la magie noire qui corrompait le montagnard lui permettait d’adopter la forme de toute créature avec la peau de laquelle il enveloppait sa hache. Mycelle voulait utiliser sa propre peau pour conférer à Kral ses dons innés de si’lura.

— Mais c’est un malegarde, objecta Tyrus.

— Un malegarde qui s’oppose au dessein des n’ains avec encore plus de virulence que nous, contra Méric, qui entrevoyait enfin l’objectif de Mycelle. Si nous le libérons, il les détruira tous à sa façon.

— Nous y compris, répliqua Tyrus.

Mycelle fit signe au prince d’approcher. Il inclina son oreille vers les lèvres de la mourante, puis blêmit et se redressa.

— Qu’a-t-elle dit ? demanda Mogweed qui, de l’autre côté de la guerrière, continuait à agripper une de ses épées jumelles.

— Elle a cité la prophétie, répondit Tyrus. « Celle qui donnerait son sang pour sauver les Contrées du Couchant. »

— Qu’est-ce que ça signifie ? interrogea Méric.

— C’est ce que je lui ai dit quand nous nous sommes retrouvés à Port Rawl. J’avais été envoyé là-bas par une prophétie de mon père, pour vous ramener tous ici : trois métamorphes et une femme qui « était Dro mais pas Dro ».

— Mycelle…

Tyrus prit la main de la mourante.

— Mon père disait que son sang serait la clé qui sauverait nos contrées de la corruption. Elle entend bien accomplir la prophétie.

Tout le monde se tut.

Tyrus tendit sa main à Nee’lahn. Comprenant ce qu’il lui demandait, la nyphai plaça le manche de la dague dans sa paume.

Tyrus se pencha vers Mycelle.

— C’était la prophétie de mon père.

 

Mycelle soupira. Enfin, on l’avait comprise. Tandis que le sang s’accumulait dans sa gorge, elle ferma les yeux et se raidit contre la douleur à venir. Il n’y en avait plus pour longtemps.

En ses derniers instants, la guerrière pria pour qu’on lui pardonne. Elle avait tué tant de gens au nom du salut d’Alaséa ! Les visages des centaines d’élémentaux qu’elle avait empoisonnés – certains avec leur consentement, d’autres sans, à leur insu – défilèrent dans son esprit : enfants, femmes, vieillards. Ils étaient si nombreux… Des larmes inondèrent ses joues. Pas à cause de la douleur physique, mais du vide de son cœur.

— Mycelle…

Quelqu’un lui chuchotait son nom à l’oreille. Bien que trop faible pour ouvrir les yeux, elle reconnut la voix du seigneur Tyrus.

— Tu es prête ?

La guerrière acquiesça. Elle n’était plus en état de se soucier de la morsure de la dague.

— Mycelle…

Dépêchez-vous et qu’on en finisse, songea-t-elle en clignant des paupières.

Le visage de Tyrus emplissait tout son champ de vision. Penché sur elle, le prince la regardait. Mycelle fut surprise de découvrir des larmes dans ses yeux. C’était pourtant un homme dur qui, durant sa carrière de pirate, avait fait des milliers de victimes.

Des gouttes tièdes tombèrent sur les joues de la guerrière.

— Je te relève de ton devoir. Tu as bien servi ma famille pendant toutes ces années.

Quelque peu réconfortée par ces paroles, Mycelle sourit et referma les yeux.

Son ventre s’embrasa tandis que le prince se mettait au travail. Elle ravala un hoquet. Soudain, elle sentit les lèvres de Tyrus se poser sur les siennes et presser très fort comme pour contenir la douleur. Le temps s’arrêta pour elle l’espace d’une seconde infinie, étirée entre l’agonie et le sang. Elle se surprit à sangloter.

— Je t’aime, chuchota Tyrus entre leurs bouches collées l’une contre l’autre.

Et, en cet ultime instant, Mycelle sut qu’il disait vrai. Le vide de son cœur se remplit de chaleur et d’amour. Puis, avec un pincement très doux, le monde la libéra.

 

Nee’lahn vit Tyrus se redresser. Pendant leur baiser, Mycelle s’était transformée, abandonnant sa forme de n’aine pour reprendre l’aspect familier d’une guerrière Dro aux longues jambes. Tyrus se détourna, les joues baignées de larmes silencieuses. Dans ses mains, il tenait un gros morceau de peau écorchée.

Il se traîna à quatre pattes jusqu’à la hache de Kral, qu’il posa sur ses cuisses. Tête baissée, il drapa la peau de Mycelle autour de la lame.

— Je suis désolé, marmonna-t-il entre ses dents.

Nee’lahn s’écarta pour lui laisser un peu d’intimité.

— Je crois que ça marche, dit Méric qui leur tournait le dos.

Nee’lahn regarda au travers du mur de vent en priant pour que le sacrifice de Mycelle n’ait pas été vain.

 

Kral était accroupi au milieu de la pièce, nu dans ses chaînes, aveugle à tout ce qui se passait autour de lui et sourd aux ordres aboyés par les n’ains. Une partie de lui savait que ces derniers se regroupaient pour un assaut final sur ses anciens compagnons. Mais aucune partie de lui ne s’en souciait. Tout espoir de purger son foyer ancestral de la corruption gul’gothane venait de s’éteindre. Rien ne lui importait plus.

Soudain, à travers le brouillard de son désespoir, Kral perçut un jaillissement d’énergie, comme une étincelle touchant du bois mort. Il connaissait bien cette sensation. Avec un grognement, il se releva et projeta ses perceptions vers sa hache.

Oui !

Il sentait une source de pouvoir – une nouvelle peau grâce à laquelle définir sa bête intérieure. Il effleura sa magie noire et identifia instantanément sa nature. Si’lura… métamorphe. Jetant un coup d’œil vers le fond de la pièce, il aperçut ses anciens compagnons regroupés contre un mur. Sa hache se trouvait dans les mains de Tyrus, qui le fixait de ses yeux brillant de larmes.

Kral comprit aussitôt.

— Mycelle, marmonna-t-il.

Il baissa les yeux vers les fers qui entravaient ses chevilles et ses poignets. Une ondulation de chair plus tard, il les enjamba tandis que ses chaînes s’écrasaient sur le sol avec fracas.

Le bruit attira l’attention du roi, toujours planté devant le trône de granit blanc. Le vieux n’ain écarquilla les yeux.

— Maintenant, je vais reprendre mon trône, lança froidement Kral.

Et, bandant sa volonté, il se changea de nouveau en léopard des neiges.

Sa peau le chatouilla comme elle se couvrait de fourrure blanche. Des griffes jaillirent au bout de ses doigts et de ses orteils tandis que ses blessures se refermaient. Son squelette et ses muscles s’allongèrent, adoptant la forme gracieuse et meurtrière d’un félin. Kral avait choisi celle-ci non par habitude, mais en hommage à Mycelle : la guerrière faisait partie des Dro, dont le symbole héraldique était un léopard. Il lui semblait donc approprié que ce soit un léopard qui extirpe le mal tapi en ce lieu.

Avant que les gardes puissent réagir, Kral se jeta sur le vieux roi, arrachant le bras que celui-ci levait pour se défendre. Le n’ain hurla de surprise et de douleur. Il tituba en arrière et retomba sur le Trône de Glace.

— Non ! Nous servons le même maître !

Les babines de Kral se retroussèrent en un rictus féroce, dévoilant ses crocs acérés.

— Non ! cria de nouveau le roi.

Kral bondit avec un rugissement qui se répercuta contre les murs de la pièce. Il atterrit sur le n’ain, dans la chair duquel il planta ses griffes. Il sentit sa proie trembler sous lui ; il huma sa peur et entendit les battements affolés de ses cœurs jumeaux.

— Pitié…

Avec un grondement victorieux, Kral arracha la gorge du roi n’ain. Du sang chaud éclaboussa le granit blanc. Il le goûta sur sa langue. La bouche de sa proie s’ouvrit et se referma comme si elle se noyait ; puis la lumière s’éteignit dans ses yeux.

Enfin satisfait, Kral écarta le cadavre d’un coup de patte et grimpa sur son trône où il s’accroupit, le museau ensanglanté. Promenant un regard à la ronde, il rugit son triomphe.

Les n’ains rescapés se figèrent. Puis, découragés par la perte de leur souverain, la plupart d’entre eux s’enfuirent sans demander leur reste. D’autres – essentiellement les gardes du corps royaux – se ruèrent vers Kral, les yeux flamboyant du désir de venger leur maître.

D’un bond puissant, Kral se porta à leur rencontre. Il fendit leurs rangs en utilisant toute la magie de Mycelle pour passer d’une forme à l’autre tandis qu’il zigzaguait et culbutait au milieu des haches et des épées adverses. Derrière lui, il laissait un sillage de corps brisés, en proie aux convulsions de l’agonie.

Quand il en eut terminé avec les n’ains qui le menaçaient, il s’élança vers l’autre bout de la pièce, à la poursuite des fuyards. Après leur avoir sectionné les tendons pour les immobiliser, il fit demi-tour pour dévorer leurs cœurs.

Bientôt, le sol de granit fut recouvert de sang. Rien ne bougeait plus à l’exception de la bête qui se déplaçait parmi les cadavres en direction du dernier îlot de vivants. Un tourbillon féroce protégeait ceux-ci. Kral leva son museau et renifla. Le vent l’empêchait de sentir leur odeur. Tapi à ras de terre, il rampa vers eux en grognant.

À son approche, les bourrasques moururent. Il se retrouva face à Tyrus, flanqué d’un côté par Méric et de l’autre par Nee’lahn. Fardale et Mogweed se tenaient en retrait, près du corps inerte de Mycelle. Mais Kral ne s’intéressait pas à eux. Il n’avait d’yeux que pour sa hache.

Sans se préoccuper de son grognement de défi, Tyrus arracha la peau qui recouvrait la tête de l’arme. Une fois de plus, Kral sentit la magie le quitter. Sa chair redevint celle d’un homme. Nu, il se redressa face à ses compagnons et tendit une main.

— Ma hache, réclama-t-il.

Tyrus brandit son épée entre eux.

— D’abord, tu dois nous faire une promesse, homme des montagnes.

Kral baissa le bras. Il savait qu’il ne pouvait pas vaincre le prince mrylien à mains nues.

— Laquelle ?

D’un large geste, Tyrus désigna la salle du trône.

— Nous t’avons aidé à reprendre ton trône et ton royaume d’antan.

Kral regarda le corps de Mycelle.

— Je ne nie pas le rôle que vous avez joué. Malegarde ou non, je connais le prix du sang. Vous êtes tous libres de partir. Je ne ferai de mal à aucun d’entre vous.

— Ce ne sont pas nos vies que nous négocions, le détrompa Tyrus.

— Du moins, pas seulement nos vies, rectifia très vite Mogweed derrière lui.

Tyrus l’ignora.

— Je ne te rendrai ta hache que si tu me jures de l’utiliser d’abord sur le griffon.

Kral jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La monstrueuse statue d’éb’ène se tenait toujours près du Trône de Glace, les ailes déployées, la gueule ouverte en un hurlement de rage silencieux. Kral scruta ses yeux rouges. Il sentit presque le Seigneur Noir lui rendre son regard. Sa trahison avait du le mettre dans une colère folle, mais Kral ne pouvait plus reculer. La Citadelle ne serait jamais vraiment libre, jamais rendue à son peuple tant que le portail du Weir subsisterait.

— C’est d’accord. Je vais le faire, dit Kral.

Nee’lahn s’avança.

— Fais bien attention. Ne touche pas la statue toi-même. Elle peut puiser à ton énergie élémentale, aspirer la magie de ton corps.

— Je comprends.

De nouveau, Kral tendit la main.

Tyrus hésitait encore.

— Jure que tu vas bien le faire.

Le montagnard soupira.

— Je le jure sur le Trône de Glace et sur mon sang, en tant que membre de la Flamme de Senta.

À demi-satisfait seulement, Tyrus lâcha la hache et, du bout de sa botte, la poussa vers Kral sur le granit ensanglanté.

Soulagé, le montagnard se baissa pour ramasser son arme. Ses mains se refermèrent sur le manche de noyer.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je réussirai ?

Tyrus jeta un bref coup d’œil au cadavre de Mycelle.

— La prophétie de mon père.

Kral plissa les yeux. Il se souvenait des prédictions du défunt roi Ry telles que Tyrus les leur avait rapportées. Mycelle devait donner son sang, et lui-même devait reconquérir la couronne de son peuple. Ensemble, ils détenaient la clé de la victoire. Hochant la tête, Kral se tourna vers le griffon.

— Finissons-en.

 

Mogweed regarda le colosse nu traverser la salle du trône, sa hache à la main. Tous les yeux étaient rivés sur lui avec angoisse. Mais Mogweed avait ses propres préoccupations. Il se moquait bien des portails du Weir, et plus encore de savoir qui siégerait désormais sur le Trône de Glace. S’il s’était lancé dans ce long périple, c’était pour trouver un remède à la malédiction qui les liait, Fardale et lui.

La prophétie… Apparemment, tous les augures du vieux roi Ry portaient sur cette soirée. Mycelle était morte. Kral avait récupéré son trône. Mais que devenaient les deux métamorphes dans tout ça ? « Deux arriveront figés ; un repartira entier »…

Tandis que ses compagnons observaient Kral, Mogweed tourna son attention vers Mycelle. Il saisit la cape qui recouvrait le corps mutilé de la guerrière. De toute évidence, le destin de Mycelle était lié à l’avenir de Kral ; donc, il semblait logique que le sort des jumeaux dépende des deux autres – les trois prédictions s’entrelaçant ainsi que des serpents.

Mogweed retira la cape des épaules de la morte, révélant la vipère rayée toujours enroulée autour de son bras. Cette créature était la source des pouvoirs de métamorphose de Mycelle, qui n’en aurait plus besoin désormais. Alors, pourquoi Mogweed ne se l’approprierait-il pas ?

Prudemment, il tendit la main vers le reptile. Une langue minuscule darda dans sa direction. Il l’autorisa à lui lécher le bout d’un doigt, puis retira lentement sa main. Le paka’golo le suivit, déroulant peu à peu ses anneaux pour s’étirer vers la chaleur et l’odeur de Mogweed. Sans doute savait-il que sa maîtresse était morte.

Tandis que le serpent rampait vers lui, Mogweed baissa la main et se pencha légèrement pour lui offrir sa paume. Il frissonna en sentant le ventre de la vipère glisser sur sa peau, mais se força à ne pas bouger le bras. Le paka’golo remonta vers son poignet en remuant la langue comme pour goûter ce paysage de chair inconnu. Enfin, sa queue quitta le bras de Mycelle qui refroidissait déjà. Il s’avança le long de l’avant-bras de Mogweed, enroulant sa queue autour des doigts du petit homme.

Mogweed s’autorisa un frémissement d’excitation. Le paka’golo l’acceptait.

Levant les yeux, il vit que Fardale l’observait. C’était à peine si une lueur ambrée brillait encore au fond des prunelles du loup.

Désolé, mon frère, songea Mogweed.

Puis une douleur à nulle autre pareille le fit sursauter. On aurait dit qu’il venait de plonger sa main dans des flammes infernales. Il ouvrit la bouche pour crier, mais il n’avait pas assez de souffle pour émettre le moindre son. Un étau lui comprimait la poitrine. Il baissa les yeux vers son bras.

La gueule ouverte du paka’golo était accrochée à son poignet. Des spasmes agitaient le petit corps tandis que le reptile envoyait son poison dans les veines de Mogweed.

Le si’lura tomba en arrière, secouant frénétiquement son bras. Mais le serpent avait les crochets plantés dans sa chair et les anneaux enroulés autour de sa main. L’insoutenable brûlure se propagea le long du bras de Mogweed.

Fardale bondit par-dessus le corps de Mycelle pour venir en aide son frère. Mogweed lui tendit son bras en l’implorant du regard.

Ce fut alors que son membre commença à fondre. La douleur était toujours là, mais la chair figée du si’lura se remit à onduler comme elle ne l’avait pas fait depuis de trop nombreuses lunes. Mogweed se souvint de fois où il avait espionné Mycelle près du ruisseau.

Douce Mère, ça marche !

Puis Fardale se jeta sur son frère. Dans un éclair blanc, ses crocs se refermèrent sur la queue du paka’golo.

— Non ! parvint à hoqueter Mogweed au travers de la douleur.

Les crochets se retirèrent de son poignet. Se détendant comme un ressort, le serpent mordit Fardale dans la chair tendre de son museau. Le loup hurla.

Mogweed tenta de saisir le paka’golo, mais son membre ondulant refusa de lui obéir. Sa main heurta la tête de Fardale au moment où le venin faisait fondre celle-ci. Leurs chairs se mélangèrent.

Effrayé, Mogweed tenta de se dégager : en vain. Le poison continuait à se répandre dans leurs deux corps, fusionnant leurs silhouettes.

Soudain, Mogweed entendit la voix de Fardale dans sa tête – non sous forme d’images, mais de mots :

— Mon frère, qu’as-tu fait ?

Mogweed n’en avait pas la moindre idée. Il était en train de se dissoudre. Autour de lui, le monde s’assombrissait. Mais tandis qu’il s’abîmait dans des ténèbres brûlantes, il sentit qu’il n’était pas seul. Il n’avait plus de bouche avec laquelle parler, alors, il pensa :

— Fardale, tu m’entends ?

Il ne reçut pas de réponse. Les ténèbres l’engloutirent. Il continua à crier mentalement, implorant qu’on le sauve.

Puis il entendit des voix dans le lointain, des voix qui semblaient s’élever depuis le fond d’un puits.

— Que leur est-il arrivé ?

— Aucune idée. On dirait qu’ils ont fondu.

— Ce n’est pas le serpent de Mycelle ?

— Ça l’était, oui. Il est mort.

— Et Mogweed ? Et Fardale ?

Pendant cet échange, Mogweed tenta de hurler, de faire savoir à quelqu’un qu’il était vivant. Mais l’était-il encore ? Cette pensée le terrifia. Il se tendit vers les voix qui continuaient à parler, les utilisant comme un grappin pour se hisser hors de l’abîme.

— Nous avons des problèmes plus urgents, dit quelqu’un sur un ton sévère.

Mogweed reconnut Tyrus. À chaque mot, les voix devenaient plus fortes et les ténèbres pâlissaient. Il continua à se concentrer.

— Kral a presque atteint le griffon, ajouta Tyrus.

— Mais nous ne pouvons pas les laisser comme ça, protesta Nee’lahn.

— Attendez, coupa Méric. Il se passe quelque chose.

L’obscurité se dissipa. De la lumière jaillit – la lumière jaunâtre dispensée par des torches.

Mogweed rouvrit les yeux. Il avait des yeux ! Il leva les mains pour tâter son visage. Puis il se redressa afin de s’examiner. Il était de retour dans son corps humain. Il se palpa soigneusement pour vérifier qu’il n’avait rien. Non. Bien que nu et assis sur les vêtements qu’il portait quelques instants plus tôt, il était indemne.

Conscient que les autres le fixaient, il se leva en plaçant pudiquement ses mains devant son entrejambe.

— Où est ton frère ? lui demanda Nee’lahn.

Mogweed regarda autour de lui. Fardale ne se trouvait nulle part.

— Je vous ai vus fusionner, ajouta la nyphai. Vous n’étiez plus qu’une seule masse de chair ondulante.

— Deux sont devenus un, chuchota Mogweed. La prophétie…

Il leva un bras et se concentra. À l’intérieur, il sentit ses os devenir mous comme du beurre abandonné en plein soleil. D’une poussée mentale, il fit jaillir une fourrure brune le long de son membre.

— Je peux de nouveau me transformer ! Je suis libéré de la malédiction !

— Et Fardale ? insista Méric.

Mogweed regarda de nouveau autour de lui. Son frère avait sûrement disparu. Il réprima un sourire triomphant. Enfin ! Il était débarrassé de Fardale.

Quelques pas plus loin, Tyrus observait l’autre bout de la pièce.

— Kral est prêt.

Méric et Nee’lahn pivotèrent.

Comme ses compagnons se désintéressaient de lui, Mogweed se concentra sur le petit serpent qui gisait sur le sol.

« Deux arriveront figés ; un repartira entier. »

Le métamorphe sourit. Il était celui-là.

 

Kral se tenait face au griffon. La statue massive le surplombait, ailes déployées, babines retroussées dévoilant ses crocs de lion. En harmonie avec la magie noire, il sentait l’éb’ène palpiter d’énergie ténébreuse – et son propre cœur se régler instinctivement sur le même rythme. Tout au fond de lui, la marque du Seigneur Noir, cette rune maléfique gravée dans la pierre de son esprit élémental, brilla un peu plus fort.

Les bras tremblants, Kral hésita. Il s’arracha à la contemplation des yeux rouges du griffon et jeta un coup d’œil au trône de granit blanc de son peuple. Le sang du roi n’ain souillait sa surface. Les mains de Kral se crispèrent sur le manche de sa hache. Il ne pouvait pas laisser passer cette chance. La Citadelle, foyer ancestral des montagnards, berceau de son propre clan ! Il devait la purifier !

Reculant, Kral brandit sa hache à deux mains au-dessus de sa tête. Il savait que ce faisant, il défiait le maître qui lui avait donné le pouvoir nécessaire pour gagner, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il avait déjà franchi la frontière ; il ne pouvait plus faire marche arrière. Il se fit une promesse silencieuse : quand il en aurait terminé ici, il se plierait à la volonté du Seigneur Noir. Il traquerait la sor’cière et brûlerait son cœur sur l’autel du Gul’gotha. Il paierait ses dettes avec du sang.

Une fois de plus, il leva la tête vers le griffon. Les anciens de son clan lui avaient appris à regarder ses victimes dans les yeux. « Si tu es assez fort pour prendre leur vie, tu ne dois pas te détourner de ce spectacle. » Kral s’était toujours efforcé d’appliquer cette leçon. Plongeant son regard dans le regard flamboyant du griffon, il abattit sa hache entre les yeux de rubis de la créature avec toute la force et l’énergie contenues dans son corps.

L’impact se répercuta le long de ses bras, brisant une phalange de sa main droite. Le tintement cristallin du fer sur la pierre se répercuta à travers la pièce.

Kral poussa un cri et tituba en arrière, non à cause de la douleur de son doigt blessé, mais parce que quelque chose de vital s’arrachait à la moelle de ses os. Il leva de nouveau sa hache, mais entre ses mains, il ne tenait plus qu’un manche de noyer. La lame métallique avait explosé en frappant le portail du Weir, tandis que la statue d’éb’ène était demeurée intacte.

Derrière lui, Kral entendit la voix de Tyrus :

— Il a échoué. L’homme des montagnes a échoué.

Haletant, Kral recula encore d’un pas. Les morceaux de sa hache gisaient sur le granit noir. Il se sentait tout aussi brisé qu’elle à l’intérieur – et, en même temps, étrangement libre, comme si les chaînes rouillées qui enserraient son cœur venaient de tomber en poussière. Il regarda les débris de son arme. Le poing d’éb’ène dissimulé parmi le métal ne se trouvait nulle part, apparemment.

— Que s’était-il passé ?

Kral fouilla en lui. La rune noire gravée dans son esprit avait disparu. Il tomba à genoux.

— Je suis libre… vraiment libre.

Il aurait du hurler ces mots avec joie, mais ses joues étaient baignées de larmes. La rune noire avait disparu parce que la pierre dans laquelle elle était inscrite avait disparu, elle aussi. Kral était vide. Le Weir venait d’aspirer toute son énergie élémentale.

Pour avoir combattu d’autres malegardes, Kral savait que faute de feu élémental pour la nourrir, la magie noire ne pouvait pas subsister. Il se toucha la poitrine. Son pouvoir et la souillure du Seigneur Noir s’étaient envolés, ne laissant qu’une coquille creuse derrière eux.

Le montagnard se couvrit le visage et se mit à pleurer, sans se soucier de qui pourrait le voir. Il avait gagné sa liberté mais perdu son héritage. Et à quelle fin ? Il leva les yeux vers la statue. Elle n’avait pas la moindre égratignure.

Un cri s’éleva derrière lui.

— Kral ! Prends garde au griffon !

À travers ses larmes de désespoir, il regarda le monstre d’éb’ène se pencher vers lui en écartant ses ailes et en ouvrant la gueule encore plus grand. À présent, il savait ce que ses efforts avaient réussi à produire.

Il avait réveillé la Bête Noire du Gul’gotha.

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